Mois : septembre 2024

Billet du 9 septembre 2024

Il y a des circonstances où le recul nécessaire face à l’évènement cède la place à l’émotion immédiate, à l’incompréhension, à la sidération, puis au dégout. C’est ce qu’inspirent les dernières révélations faites sur les agissements de l’abbé Pierre, communiqués par Emmaüs International, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre, à la suite de la mission d’enquête confiée au groupe Egaé¹. La première sollicitation du groupe Egaé remonte au 9 février 2024, à la suite d’un témoignage reçu initialement par Emmaüs France et partagé avec Emmaüs international et la Fondation Abbé Pierre. En juillet 2024, un premier rapport² réalisé à partir des entretiens des personnes identifiées et ayant accepté de témoigner de façon strictement anonyme, a permis de recueillir la parole de sept personnes faisant état de violences subies par des femmes de la part de l’abbé Pierre sur une période allant de la fin des années 1970 à l’année 2005³. La période estivale, l’actualité saturée par la fête olympique des jeux de Paris, le feuilleton interminable du changement de gouvernement, le bruit de fond des conflits en Ukraine et au Proche et Moyen Orient, ont sans doute contribué à ne pas trop médiatiser cette affaire, dont la presse s’est pourtant faite l’écho dès la parution du premier rapport⁴. Le grand public, occupé par les jeux du cirque, retenait le témoignage d’une infirmière relatant que l’abbé lui avait “agrippé les deux seins”⁵. Somme toute, rien de bien méchant, dirions nous, pour un vieillard malade et en fin de vie et pour un personnel paramédical malheureusement confronté à ce type de comportements⁶. Il s’agit pourtant bien d’une agression caractérisée⁷.

Après le premier rapport d’enquête, un deuxième rapport daté du 4 septembre est publié par le groupe Egaé⁸. Ce rapport présente 17 témoignages concernant des violences commises par l’abbé Pierre, s’ajoutant aux 7 déjà publiés⁹. Selon ce rapport, les témoignages présentent un fort degré de cohérence sur la nature des faits et le modus operandi, sur une période s’étalant des années cinquante aux années deux mille, la plupart en France et parfois à l’étranger. Les témoignages relèvent de personnes bénévoles, de salariés de lieux dans lesquels l’abbé Pierre a séjourné, de membres de familles proches, ou de personnes rencontrées lors d’évènements. Plusieurs personnes présentent une différence d’âge importante avec l’abbé Pierre. Le rapport fait état également de deux victimes en situation de vulnérabilité économique (recherche d’un logement), ainsi que de deux personnes mineures au moment des faits. Plusieurs éléments récurrents ressortent des témoignages, entre soulagement et sidération, entre volonté de parler pour soi-même et pour les personnes qui n’osent le faire. Des personnes soulignent également la difficulté de témoigner lorsque la personne mise en cause est connue et admirée, ou la censure que l’on peut exercer sur soi-même compte tenu de ce qu’a pu apporter par ailleurs le prédateur.

Manifestement, les agissements de “l’icône”, s’ils n’ont pas été signalés et dénoncés officiellement, sont connus de longue date et ont constitué un problème, aussi bien pour l’Eglise que pour Emmaüs, problème que l’on ne cherche d’ailleurs pas à résoudre par les voies légales, aujourd’hui éteintes du fait de la disparition de l’abbé Pierre, mais plutôt à contrôler, voire étouffer¹⁰, pour éviter le scandale d’un abbé soumis à des “compulsions sexuelles indubitables¹¹” . Tout le monde savait… ou presque¹² . Ces révélations, sans doute bien incomplètes au regard de la réalité, dépassent le seul discrédit que l’on peut apporter à un homme charismatique, adoré, glorifié, presque idolâtré, et finalement déboulonné. Elles posent de nouveau, et semble-t-il de manière permanente, la question de l’auto-protection systémique, non seulement de l’Eglise ou de l’institution Emmaüs, mais aussi de la société tout entière contre le scandale sexuel.

Les faits sont cruels, les faits sont têtus, et aucune explication ne semble satisfaisante pour tenter d’en comprendre les raisons. Comment peut-on croire en la vertu de charité, lorsque celle-ci est dévoyée, souillée, par la perversité d’un homme qui symbolise à lui seul cette vertu? Au delà des révélations qui mettent en lumière les souffrances personnelles et indicibles des victimes, au delà des “tentations de la chair”, exacerbées par le caractère d’homme public de l’abbé Pierre et ce qu’il représente pour la société, que l’on soit croyant ou non, au delà du crédit que l’on peut apporter aux explications médicales (pulsions sexuelles liées aux traitements de la maladie de Parkinson), encore une fois le “système” semble avoir préféré la protection des “intérêts communs” (de l’Eglise? d’Emmaüs?) à la dénonciation d’agissements condamnables aussi bien d’un point de vue pénal qu’au plan du droit canon. L’Eglise, encore une fois, “exprime son effroi” face à ces nouvelles révélations et “sa profonde compassion” envers toutes les personnes victimes de ces agissements¹³. C’est le moins que l’on puisse faire. De son côté, Emmaüs change son papier à en-têtes et ses cartes de visite pour ne plus faire référence à l’abbé Pierre, ferme le musée du grand homme, et songe à une indemnisation des victimes. Des gestes sans nul doute nécessaires, mais bien dérisoires face à la souffrance des personnes agressées et au désarroi des compagnons.

Il ne suffit plus aujourd’hui de dénoncer un système qui protège les agresseurs en mettant le scandale sous le tapis et en leur offrant des portes de sortie. Il faut s’attaquer au système, en dénoncer les failles et les renoncements, par respect pour les victimes potentielles, et dans l’intérêt des croyants et de la société toute entière.

1. Le groupe Egaé est une agence de conseil, de formation et de communication experte de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la lutte contre les discriminations, de la diversité et de la prévention des violences sexistes et sexuelles. [↩]
2. Rapport d’enquête du 4 juillet 2024, rédigé par Caroline De Haas, directrice associée du groupe Egaé, et publié le 17 juillet 2024, en ligne [Rapport-denquete-FR.pdf (emmaus-france.org)] [↩]
3. L’abbé Pierre est décédé le 22 janvier 2007. [↩]
4. Voir par exemple l’article publié sur le site web de La Croix le 17 juillet 2024 [↩]
5. France Bleu, 20 juillet 2024. [↩]
6. S. Ouameri , F. Tourres , C. Trivalle, Comment gérer les troubles du comportement sexuel en gériatrie ?, NPG Neurologie, psychiatrie, gérontologie, 23 (2023) p. 160-165, Elsevier, en ligne sur sciencedirect.com [↩]
7. Rappel des définitions légales: article 222-33 du code pénal “Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.” Article 222-22: “Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ou, dans les cas prévus par la loi, commise sur un mineur par un majeur.” [↩]
8. Dispositif d’écoute et de recueil de témoignages, rapport du 4 septembre 2024, en ligne sur le site d’Emmaüs France:Dispositif-de-temoignages-Etat-de-situation_Sept24.pdf (emmaus-france.org) [↩]
9. Depuis cette date, d’autres personnes ont également témoigné. [↩]
10. Voir sur le site de France Bleu: Laetitia Cherel, “Agressions sexuelles de l’abbé Pierre : comment l’Église et Emmaüs ont étouffé le scandale” 9 septembre 2024. [↩]
11. Le Monde, site web, 20 juillet 2024. [↩]
12. Voir Axelle Brodiez-Dolino (2009), Emmaüs et l’abbé Pierre, Chapitre 3. L’implosion (1954-1958) La faillibilité de l’icône, Presses de Sciences Po, pp. 96-97. [↩]
13. Communiqué de la Conférence des Evêques de France, 6 septembre 2024. [↩]