Il y aura toujours des pauvres parmi vous

Billet du 14 octobre 2024

Le 9 octobre dernier, le collectif ALERTE, rassemblant 34 associations nationales qui luttent contre la pauvreté et l’exclusion, a publié une étude intitulée “Lutter contre la pauvreté, un investissement intéressant”¹. Cette publication intervient avec pertinence au moment où le projet de loi de finances 2025, présenté en Conseil des Ministres le 10 octobre dernier, va être examiné par l’assemblée nationale à partir du 21 octobre prochain. L’étude est fondée sur un modèle théorique (voir tableau ci-dessous), purement économique. Il s’agit de réaliser “une estimation du coût de la pauvreté en France, ainsi que du coût du renforcement de celle-ci par grand levier d’action, mais aussi des gains pour la puissance publique en termes budgétaires issus de la réduction de la pauvreté, afin d’apprécier le retour sur investissement social “potentiel pour la Nation²”. Cette étude a pour ambition de fournir un cadre global, “un premier point de référence³” pour une réflexion d’ensemble sur les différents paramètres à prendre en compte pour lutter contre la pauvreté.

L’étude propose une méthodologie permettant le chiffrage du coût de la pauvreté et du coût des principaux leviers d’action pour lutter contre la pauvreté, en retenant trois grands objectifs: résorber la pauvreté monétaire, accompagner le retour à l’emploi, traiter les problèmes de logement les plus graves. Les coûts de l’action publique contre la pauvreté (A= transferts sociaux monétaires et accompagnement des personnes pauvres) sont estimés à 51 milliards d’euros. Les coûts de la pauvreté résiduelle non traitée comprennent les externalités négatives (B= les surcoûts pour la Santé, l’Education, la Justice et la Sécurité), les coûts d’opportunité directs (C= recettes fiscales non perçues par l’Etat), les coûts d’opportunité indirects pour l’économie française (D= retour à l’emploi des chômeurs pauvres et inactifs pauvres non retraités). Le coût annuel de la pauvreté ressortirait à environ 4% du PIB. Dans un deuxième temps, l’étude propose une évaluation du coût additionnel des grands leviers d’action de lutte contre la pauvreté, appliqué à des scénarios type (faible, central, fort), et conclue: “il ressort qu’un investissement social public additionnel de l’ordre de 8 milliards d’euros par an en moyenne sur 10 ans permettrait d’accentuer fortement les efforts de résorption de la pauvreté⁴”. L’étude propose enfin une évaluation du retour sur investissement pour la puissance publique sur les trois scénarios (faible, central, maximaliste). Pour le scénario central, “le coût annuel de la pauvreté pour les finances publiques est diminué par 3 en 10 ans⁵”.

L’étude peut présenter sur certains aspects quelques faiblesses de construction, liées en particulier à la disponibilité des données sources (certaines étant sur des périodes différentes, d’autres ressortant d’études dans d’autres pays, même si certaines situations peuvent être comparables à la situation en France⁶). D’autres points de méthode mériteraient d’être mieux précisés. Par exemple, les scénarios de diminution des coûts de la pauvreté sur 10 ans sont établis à partir du niveau de coûts actuels, “toutes choses égales par ailleurs”. Ils semblent partir du principe que la proportion de personnes sous le taux de pauvreté monétaire, constatée aujourd’hui, se comporterait comme un “stock” que la mise en oeuvre des leviers d’action viendrait diminuer, sans qu’il y ait de nouveaux entrants, ce qui, compte tenu des incertitudes économiques et sociales actuelles semble peu réaliste. Par ailleurs, améliorer la situation monétaire des personnes les plus pauvres sur un cycle de plusieurs années peut conduire mécaniquement à augmenter le revenu médian, donc à modifier les hypothèses de départ. C’est toute la difficulté de la modélisation, mais c’est également toute la richesse d’une telle étude pour poser les bonnes questions.

Le débat parlementaire qui va s’ouvrir dans quelques jours à propos du projet de loi de finances pour l’année 2025 ne répondra sans doute pas aux enjeux de réduction de la pauvreté à moyen et long terme. En effet, que signifie une trajectoire annuelle des finances publiques au regard du besoin de renforcement, sur 10 ans, des principaux leviers de lutte contre la pauvreté? La seule trajectoire précisée dans le projet de loi de finances 2025 est celle concernant la réduction du déficit public, qu’il s’agit de ramener à 5% dès 2025, pour “s’ancrer dans une dans une trajectoire de finances publiques ramenant le déficit sous le seuil de 3 % de PIB en 2029 comme s’y est engagé le Gouvernement⁷”. Compte tenu des priorités retenues par le gouvernement (armée, intérieur, justice), il ne restera sans doute pas de marge de manœuvre pour renforcer les leviers d’action identifiés dans l’étude.

La question essentielle réside sans doute ailleurs: l’étude retient une expression, (re)mise au goût du jour dans les années 2000⁸ mais devenue plus rare dans la langue de nos gouvernants actuels, celle “d’investissement social”. Pour autant, l’idée d’investissement social n’est pas nouvelle. Elle renvoie à la notion de justice sociale, elle-même déclinée sur plusieurs registres (économique, environnemental, spatial, moral, etc.). “Quand on ouvre une école, on évite, vingt ans plus tard, d’ouvrir une prison” La formule, prêtée sans doute à tort à Victor Hugo⁹ est devenue à la moitié du XIXe siècle, le mantra d’un idéal républicain confronté aux conséquences de ce qu’on appelait alors le “paupérisme” sur la situation sociale des plus vulnérables. C’est bien cette idée d’investissement qui fonde les thèses solidaristes de la fin du XIXe siècle, autour de la question de la “dette sociale”: une obligation nouvelle apparaît, inconnue jusque-là, qui fonde l’idée de justice sociale sur le devoir de chacun à l’égard de la collectivité, c’est-à-dire sur la solidarité sociale¹⁰. Le solidarisme, tel qu’il s’exprime à travers la pensée de son principal inventeur, Léon Bourgeois, est à la fois une doctrine et un modèle de fonctionnement de la puissance publique. Sa résolution est basée sur l’idée “d’association naturelle” entre les membres de la société:

“Il y a une association naturelle, nécessaire, dont tous les membres sont solidaires dans le temps et dans l’espace, et qui trouve dans cette solidarité même l’élément intérieur essentiel de sa durée et de son progrès”.

Léon Bourgeois, Solidarité.

C’est bien cette notion de solidarité dans la durée qui semble être au coeur de la question de la diminution de la pauvreté, et que l’étude met en perspective en proposant un chiffrage des dépenses sociales qu’il serait nécessaire d’engager, au delà de leur niveau actuel.

“Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous¹¹”. Cette phrase issue de l’Evangile, détournée de sa signification première qui visait à préférer le partage à l’aumône, a servi de justification au libéralisme économique: si même le christianisme reconnaît l’impossibilité d’éliminer la pauvreté, alors… Le pape François, en reprenant la formulation de Marc dans son message à la cinquième journée mondiale des pauvres le 14 novembre 2021¹², insistait sur la nécessité impérieuse de définir et mettre en oeuvre une approche différente de la pauvreté en privilégiant “un modèle social tourné vers l’avenir, capable de faire face aux nouvelles formes de pauvreté”.

C’est la même idée que l’on retrouve dans la notion d’investissement social, dont la logique consiste, au delà de la seule gestion budgétaire à court terme visant au contrôle des dépenses sociales, à anticiper et préparer, plutôt que réparer. Il ne s’agit donc pas, comme le laisse supposer les orientations retenues pour le projet de loi de finances 2025, de diminuer les dépenses sociales dans le seul but d’atteindre un objectif de maîtrise des finances publiques, dans lequel chaque ministère tente de défendre son “bout de gras”, si maigre soit-il, mais au contraire de poursuivre, au nom de la solidarité, un objectif de réorientation des politiques sociales à partir de la définition de nouveaux principes et de nouvelles lignes d’action permettant de définir un “Nouvel état d’investissement social¹³”.

1. Etude réalisée avec le soutien pro Bono du cabinet de conseil de direction Olivier Wyman, disponible en téléchargement sur Nos publications | ALERTE (alerte-exclusions.fr) [↩]
2. Ibid. p.13. [↩]
3. Ibid. p.7. [↩]
4. Ibid. p.29. [↩]
5. Ibid.p.36. [↩]
6. Par exemple, le calcul des coûts liés à la pauvreté persistante pour le système de santé, l’éducation, la justice et la sécurité fait référence à une étude du Dr Michael Collins, The Hidden Cost of Poverty, commanditée par la Société Saint Vincent de Paul et réalisée pour l’Irlande. L’étude est en ligne sur https://www.ucd.ie/socialpolicyworkjustice/research/researchprojects/thehiddencostofpovertyestimatingthepublicservicecostofpovertyinireland/ [↩]
7. Projet de loi de finances 2025 en ligne sur Projet de loi, n° 324 – 17e législature – Assemblée nationale (assemblee-nationale.fr) [↩]
8. Bruno Palier. La stratégie d’investissement social, 2014, les Editions des journaux officiels, février 2014, p. 19. [↩]
9. Pierre Grellay, « Celui qui ouvre une porte d’école, ferme une prison » Contrepoint, Informations sociales, 2016/1 n° 192, p.86. [↩]
10. Marie-Claude Blais, Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois. Revue française des affaires sociales, 2014/1, pp. 12-31. [↩]
11. Mc 14,7. [↩]
12. En ligne sur https://www.vatican.va/content/francesco/fr/messages/poveri/documents/20210613-messaggio-v-giornatamondiale-poveri-2021.html. [↩]
13. Bruno Pallier, Vers un État d’investissement social. Pistes pour une redéfinition de la protection sociale. Informations sociales, 2005/8 n° 128, pp. 118-128. [↩]

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